Les Egarés (No Format) – 30 mars 2023
Tout part d’une rencontre au sommet – en haut d’une colline qui surplombe Lyon.
Ce soir de juin 2019, dans le cadre du festival Les Nuits de Fourvière, on s’apprête
à célébrer les quinze ans du label NØ FØRMAT, dans un bel écrin de pierres
romaines à ciel ouvert. Pour l’occasion, Vincent Segal est le maître de cérémonie
et tient salon (de musique), entouré de convives de choix : parmi eux figurent
déjà Ballaké Sissoko, Vincent Peirani et Émile Parisien. Entre les participants, un
pacte a été signé : aucune répétition ne doit précéder ce qui s’annonce comme
un moment de création spontanée. Mais comment réfréner de tels inspirés,
animés par le désir de converser en musique ? L’après-midi, sous une tonnelle
qui les protège du cagnard, les voilà qui, pour la seule beauté du geste et la
grandeur du plaisir, se mettent à jammer. Et la musique, alors, coule comme
source, limpide et fraîche. C’est dans le souvenir de ce jaillissement qu’a germé
l’idée de composer le quatuor des Égarés. Et c’est à cela qu’aura ressemblé
l’enregistrement de l’album : un partage spontané des élans et des savoirs.
Il n’y a qu’une promesse que ce disque n’a pas pu exaucer : celle, caressée un
temps par Vincent Segal, d’enregistrer à Bamako chez son complice Ballaké,
comme au temps de leur divin album Chamber Music. L’extrême tension qui
règne au Mali a eu raison de ce rêve, et c’est finalement à Gap que, une semaine
durant, les quatre musiciens ont installé leur atelier de création. Dehors, la météo
était très instable. Dans le studio, elle a été au grand beau, tout de suite. Mais ce
n’était pas le beau fixe pour autant : dès les premiers échanges, tout s’est mis en
mouvement et en vibration. Normal : aucun de ces quatre affranchis n’aime être
emprisonné – que ce soit dans un rôle ou dans un type de jeu ou de son auquel
son instrument serait condamné. Dans sa besace, chacun a apporté une poignée
de diamants bruts, qu’il a soumis au groupe. À l’épreuve du feu commun, dans
le creuset naturel du live acoustique, ces gemmes ont pris forme neuve, se sont
sublimés : ils ont très vite fourni la matière d’un authentique butin collectif. De
l’or musical, fondu dans un singulier alliage de timbres, de touchers, de souffles
et de phrasés, dont le motif à l’unisson qui ouvre l’album donne d’emblée la
formule de base alchimique.
Il y a ainsi Ta Nye et Banja, merveilles mandingues qui sont comme les bornes
de départ et d’arrivée de la route tracée parcourue par Les Egarés : deux thèmes
de kora que les contrechants et reprises des autres instruments enrobent et
déplacent insensiblement, avec cet engagement dans la douceur, ce souci
d’accompagner au plus juste qui est l’apanage des musiciens d’expérience –
écoutez donc l’introduction follement aérienne que signe Émile Parisien sur
Banja. Un parfum d’Arménie enrobe les premières mesures d’Izao, pièce qui
glisse vers la Transylvanie via la Turquie, et semble orchestrer par endroits de
troublantes noces entre kora et Bartok. Soutenu par une basse lancinante,
Amenhotep enclenche une lente mais sûre spirale ascensionnelle, transe
coltranienne que soulèvent les souffles croisés de l’accordéon et du sax. Autour
du thème de Dou, les quatre hommes prennent le relais comme s’il s’agissait de
garder un feu, d’entretenir la mémoire d’un blues ancestral en lui donnant
l’enivrant balancement d’une berceuse. Tout en majesté et en mystère, Nomad’s
Sky s’ouvre comme une plante aux fragrances capiteuses, trouvant de quoi
étourdir durablement les sens dans la nervure obstinée de la basse, jouée au
cello, et le déploiement progressif des motifs instrumentaux. La Chanson des
égarés déroule quant à elle une de ces mélodies irrésistiblement cadencées
qu’on se fredonne intérieurement quand, comme Vincent Segal, “on marche sans
savoir où l’on va, en se laissant aller au plaisir d’être paumé” – plaisir qui, à lui
seul, résume la philosophie du disque.
Les thèmes empruntés à des sources extérieures sont pareillement transcendés.
Esperanza, standard de l’accordéoniste Marc Perrone, sonne comme une cumbia
à la fois alerte et douce, sa mélodie qui passe de main en main tissant une étoffe
que l’auditeur porte à même le coeur. Dans Time Bum, tiré du répertoire de
Bumcello, c’est l’illusion d’entendre un combo de cuivres qui prend corps, big
band au groove ultra-serré que la basse au cello ne fait que renforcer. Dans
Orient Express, reprise haletante tiré du grand-oeuvre de Joe Zawinul, immense
dresseur de ponts entre Europe, Afrique et Orient, le quatuor, sans recours à
l’électricité ni à un feu roulant de percussions, réussit à conserver l’ADN de
l’original tout en recomposant totalement ses tissus, sa force vitale, son groove
infectieux.
Sans la moindre démonstration, les quatre complices réalisent ainsi toute une
série de prouesses qui ne sont jamais affichées comme telles. Les Egarés est ce
disque sans voix soliste qui, pourtant, ne cesse jamais de chanter. Ce disque sans
batterie ni percussions qui, pourtant, ne cesse jamais de faire entendre une très
humaine et très sensible pulsation. Ce disque aux échanges si harmonieux que,
par séquences, l’oreille, saisie par quelques illusions auditives (n’y aurait-il pas ici
un balafon, et là un harmonium ?), en arrive elle-même à se perdre
voluptueusement, à ne plus distinguer qui fait quoi dans l’intime entrelacement
des voix. Ce disque qui, tout en repoussant la banalité, ne cesse d’embrasser
l’évidence, dans un art du décadrage amoureux et de la dérive volontaire dont
l’élégance audacieuse renvoie à d’autres grands égarés comme Don Cherry ou
encore les musiciens sans matricule du Penguin Cafe Orchestra. “Je n’ai jamais
enregistré un disque dans une telle atmosphère, souligne Vincent Peirani. Aucun
de nous n’a été dans la “perf”, si bien que la musique raconte beaucoup de
choses sans jamais se la raconter. Aucun d’entre nous ne détenait la vérité : nous
la trouvions ensemble.”
Au passage, Les Egarés rappelle tout ce que l’esprit de concorde peut avoir de
frondeur, et combien l’art de jouer en si belle intelligence peut engendrer une
manière extrêmement subtile de mettre le feu aux poudres. Contrairement à une
idée reçue un peu pénible, vivre en harmonie ne signifie pas s’astreindre
fatalement à des compromis pénibles, consensus mous et autres lénifiantes
routines : quand elle le veut, la paix déménage. Et avec ces quatre-là, elle le veut
bien, elle le veut tout le temps. Dans Les Égarés, elle soulève même des
montagnes, recomposant le paysage musical pour tirer des lignes de fuite d’une
beauté inouïe.